Il y a dans l’histoire économique une tension fondamentale, presque invisible aujourd’hui tant elle est devenue naturelle : celle qui oppose la valeur au prix.
Nous avons pris l’habitude de confondre les deux, comme si le prix affiché disait tout d’un bien ou d’un service. Pourtant, dès qu’on gratte un peu, on découvre que le prix n’est souvent qu’une convention mouvante, tandis que la valeur relève d’une reconnaissance humaine, d’un équilibre entre les parties, ou d’un ancrage dans le réel.
Cette tension, on la retrouvait déjà dans les livres comptables d’autrefois, dans le troc sophistiqué, dans les échanges directs ; on la retrouve aujourd’hui sous des formes différentes, parfois grotesques, où le marketing fabrique des prix extravagants sans substance. Entre ces deux mondes — l’ancien et le contemporain — s’est glissée une transformation silencieuse : le passage du tangible à l’abstrait, du contrat entre deux volontés à la médiation permanente d’intermédiaires qui « grattent » au passage.
Des échanges concrets et pluriels...
Feuilleter un vieux livre comptable du XVIIIᵉ ou XIXᵉ siècle, c’est plonger dans une autre logique économique.
On y voit défiler des écritures patientes :
« Untel nous doit tant et tant… réglé en partie en liquide, en partie en traite, en partie en pièces d’argent ou d’or… et contrepartie en marchandises ou propriété. »
Ces registres révélaient une économie à plusieurs étages de valeur, où l’argent liquide n’était qu’un outil parmi d’autres. Les dettes pouvaient être réglées en sacs de grain, en biens meubles, en terres, en services, ou en pièces métalliques. Ce n’était pas du troc brut, mais un troc affiné, structuré, négocié. La valeur était discutée, pesée, souvent en silence, parfois longuement. Le moment de l’échange avait une densité presque rituelle.
Même dans des contextes aussi bruts que le poker — une dette équivalente à la valeur d’une voiture entraînait la perte de la voiture — la règle restait claire : valeur convenue, transfert immédiat, brutalité honnête. Personne ne pouvait se cacher derrière un PDF de 30 pages de conditions générales.
Le gagnant prenait, le perdant cédait. C’était simple, lisible, et souvent plus équilibré qu’on ne le croit.
... au glissement vers l'abstraction
À mesure que les économies se sont complexifiées, nous avons peu à peu remplacé cette pluralité d’outils d’échange par une unité abstraite unique : le prix monétaire.
Les négociations se sont standardisées, les transactions se sont dématérialisées, et surtout — des intermédiaires se sont glissés entre les parties : banques, plateformes, assureurs, États, prestataires, chacun prélevant sa part du butin.
Dans ce nouveau monde, celui qui « a la main haute » — par sa position, son pouvoir ou son contrôle de l’information — impose souvent sa propre définition du prix. La réciprocité de valeur disparaît au profit de la domination commerciale. Et comme la plupart des transactions passent désormais par des clics, des applications ou des contrats standardisés, le moment de négociation réel a presque disparu.
Ce n’est plus un échange entre deux consciences, c’est une interaction avec une machine tarifaire.
Pour comprendre cette dissociation entre prix et valeur, rien ne vaut quelques exemples concrets.
i - Pièces d'argent
Les pièces d’une once troy d’argent .999, frappées par des instances autorisées. Environ 40 € de valeur métallique, plus environ une dizaine d'euros de prime pour la fabrication et la distribution.
Le prix est clair, la valeur est tangible. On peut les tenir dans ta main. Elles ont une liquidité réelle, reconnues internationalement. Elles incarnent une forme de valeur « stable », sans intermédiaire permanent.
ii - Katanas personnalisés
Ils ne sont certes pas des nihontō historiques. Leur valeur « de marché » est sans doute bien inférieure à celle d’une pièce authentique, d’autant qu’une gravure laser personnalisée par exemple peut rebuter les collectionneurs.
Mais ils incarnent une valeur personnelle et esthétique, choisie délibérément. Et en cas de vente forcée, il y a une valeur plancher, fixée par le propriétaire, qui peut refuser de « brader son histoire ».
iii - Bugatti Atlantic de Ralph Lauren
Une des voitures les plus mythiques au monde, des années 1930.
Sa valeur actuelle est estimée autour de 40 millions de dollars, avec un potentiel allant jusqu’à 100 millions selon certains experts.
Ici, le prix paraît délirant… mais la valeur est unique : il n’existe que quelques exemplaires, véritables chefs-d’œuvre mécaniques. Le prix, aussi astronomique soit-il, ne traduit qu’imparfaitement une valeur culturelle, historique et matérielle inestimable.
La valeur... subatomique ?!
Un des points qui m’a le plus frappé en observant les pratiques contemporaines, notamment sur les marchés des métaux précieux, c’est cette tendance des vendeurs à ne pas livrer la marchandise.
On achète une pièce d’argent, mais elle reste dans « leurs coffres », moyennant des frais annuels. Tu es propriétaire, mais tu ne la vois jamais. Elle est « chez toi » sur le papier… mais physiquement ailleurs.
C’est une situation presque quantique : ta pièce est à la fois partout et nulle part.
Cette logique transforme l’achat en une forme de délégation involontaire, où la valeur est détenue par un tiers, et où tu dois payer pour y accéder. On est loin de la clarté des échanges anciens où la pièce passait réellement de main en main.
La valeur via la « marketing story »
À l’autre extrémité du spectre, on observe aujourd’hui des prix prohibitifs pour des biens dont la valeur intrinsèque est quasi nulle :
- Sneakers « rares » vendues des milliers d’euros sur la base d’une hype passagère.
- Produits de luxe industriels déguisés en objets d’exception.
- NFT ou objets numériques valant des fortunes un jour, puis plus rien le lendemain.
- Cartes bancaires premium, dont le prestige facturé repose sur du vide.
Dans ces cas, le prix n’est pas une mesure de valeur : c’est un outil de positionnement social ou une fiction marketing habile. Sans le récit, tout s’effondre.
Plaidoyer pour une nouvelle lucidité
Dans le fond, cette distinction entre valeur et prix n’a rien d’anecdotique : elle conditionne notre façon de vivre, d’échanger, d’épargner, d’investir.
Nos ancêtres jonglaient avec plusieurs formes de valeur ; nous avons remis notre discernement à des systèmes standardisés. Le résultat ? Des prix qui s’envolent sans valeur… et des valeurs réelles souvent négligées.
Reprendre conscience de cette différence, c’est reprendre un peu de souveraineté dans nos choix économiques.
C’est refuser que la valeur de nos biens, de notre temps ou de notre patrimoine soit dictée uniquement par des grilles tarifaires et des intermédiaires gourmands.
C’est, peut-être, renouer avec cette honnêteté brutale mais claire des échanges d’autrefois — où la pièce passait de main en main, et où chacun savait exactement ce qu’il donnait et ce qu’il recevait.
La valeur n’est pas toujours là où le prix l’indique.
Et c’est précisément là que se loge notre liberté de jugement.
Arashi Wanderer Ryō
(Hōrō-Sha)
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