« Tu ne tueras point. »
Ce n’est pas qu’un commandement biblique.
C’est une ligne fondatrice, transmise bien avant et bien au-delà du monothéisme.
Une injonction millénaire, non parce qu’un dieu l’aurait formulée,
mais parce que toute société qui veut durer commence par sanctuariser la vie d’autrui.
Il ne s’agit pas de religion. Il s’agit de structure.
Une civilisation n’est possible qu’à partir du moment où l’on admet que la vie d’un autre ne m’appartient pas.
Et que franchir cette ligne, c’est remettre en cause l’ensemble.
Et pourtant.
Un adolescent de 14 ans vient de signer son entrée dans le monde adulte de la pire façon possible :
en tuant une surveillante.
Pas un inconnu. Pas un danger.
Une femme dont la fonction était précisément de cadrer, d’accompagner, de poser des limites.
Ce n’est pas un fait divers.
C’est un cri sourd qui traverse notre époque.
Un signal de décomposition intérieure : la perte de toute frontière perçue comme légitime.
Comment en arrive-t-on, si jeune, à poser un acte aussi radical ?
Comment fabrique-t-on un esprit pour qui toute règle est une insulte, et toute contrainte une menace ?
Et surtout : comment peut-on être à ce point fermé au monde tout en étant si bruyamment revendicatif ?
C’est le paradoxe tragique de notre temps.
Un moi replié sur lui-même, hypersensible à tout ce qui vient de l’extérieur,
mais constamment en demande : de reconnaissance, de confort, de validation immédiate.
Un ego à fleur de peau, incapable de différencier la correction de l’humiliation,
la règle de la persécution.
C’est comme si, pour beaucoup, la réalité était devenue une intrusion dans leur jeu intérieur.
Comme si le monde n’était plus ce que l’on découvre, affronte, traverse —
mais un décor secondaire, gênant, parfois agressif,
dans lequel rien ni personne ne devrait venir perturber le petit théâtre intérieur du moi.
Et dès qu’un élément — une voix, une règle, une limite — ose résister,
le retour est violent. Irrationnel. Définitif.
On pense alors à Gide.
Dans Les Caves du Vatican, un personnage pousse un inconnu du train, sans motif.
Un acte gratuit. Un geste « pur », posé pour affirmer sa liberté, pour prouver à soi-même qu’on peut agir au-delà du bien et du mal.
Ici, l’écho est glaçant.
Mais ce n’est pas la liberté qui parle. C’est le vide.
Le vide d’une subjectivité hypertrophiée, jamais confrontée au réel.
Un vide qui n’a même plus besoin de haine pour frapper.
Juste de la sensation que « ça suffit », que « trop c’est trop », que l’autre doit disparaître.
C’est là, à mon avis, l’état brut, glacial, de ce qu’on habille ailleurs d'oripeaux recyclables tels que délire religieux ou crise psychiatrique.
Une rupture avec le réel, vécue comme révélation intérieure.
Mais ici, elle ne prend ni fieu ni délire mystique pour prétexte :
elle agit à nu, dans un monde qui ne pose plus de repères fixes.
Moi, je n’excuse pas.
Ce n’est pas un appel à la haine.
Mais je refuse la compassion aveugle.
Je refuse la dissolution du réel dans les brumes psychologisantes.
Et je refuse qu’un geste de mort soit traité comme une « erreur de parcours ».
Je crois à la responsabilité.
Et je crois que certains actes doivent être nommés, stoppés, mis hors de portée.
Non pour punir. Mais pour rétablir un axe.
Parce qu’on ne revient pas en arrière après un tel seuil.
Et parce qu’on ne construit aucune société durable
en niant les actes, ou en refusant de tracer les lignes.
Tu ne tueras point.
Ce n’est pas une consigne pieuse.
C’est la dernière barrière avant le gouffre.
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