mardi 7 octobre 2025

Le prix et la valeur

Il y a dans l’histoire économique une tension fondamentale, presque invisible aujourd’hui tant elle est devenue naturelle : celle qui oppose la valeur au prix.
Nous avons pris l’habitude de confondre les deux, comme si le prix affiché disait tout d’un bien ou d’un service. Pourtant, dès qu’on gratte un peu, on découvre que le prix n’est souvent qu’une convention mouvante, tandis que la valeur relève d’une reconnaissance humaine, d’un équilibre entre les parties, ou d’un ancrage dans le réel.

Cette tension, on la retrouvait déjà dans les livres comptables d’autrefois, dans le troc sophistiqué, dans les échanges directs ; on la retrouve aujourd’hui sous des formes différentes, parfois grotesques, où le marketing fabrique des prix extravagants sans substance. Entre ces deux mondes — l’ancien et le contemporain — s’est glissée une transformation silencieuse : le passage du tangible à l’abstrait, du contrat entre deux volontés à la médiation permanente d’intermédiaires qui « grattent » au passage.


Des échanges concrets et pluriels...

Feuilleter un vieux livre comptable du XVIIIᵉ ou XIXᵉ siècle, c’est plonger dans une autre logique économique.

On y voit défiler des écritures patientes :

« Untel nous doit tant et tant… réglé en partie en liquide, en partie en traite, en partie en pièces d’argent ou d’or… et contrepartie en marchandises ou propriété. »

Ces registres révélaient une économie à plusieurs étages de valeur, où l’argent liquide n’était qu’un outil parmi d’autres. Les dettes pouvaient être réglées en sacs de grain, en biens meubles, en terres, en services, ou en pièces métalliques. Ce n’était pas du troc brut, mais un troc affiné, structuré, négocié. La valeur était discutée, pesée, souvent en silence, parfois longuement. Le moment de l’échange avait une densité presque rituelle.

Même dans des contextes aussi bruts que le poker — une dette équivalente à la valeur d’une voiture entraînait la perte de la voiture — la règle restait claire : valeur convenue, transfert immédiat, brutalité honnête. Personne ne pouvait se cacher derrière un PDF de 30 pages de conditions générales.
Le gagnant prenait, le perdant cédait. C’était simple, lisible, et souvent plus équilibré qu’on ne le croit.


... au glissement vers l'abstraction 

À mesure que les économies se sont complexifiées, nous avons peu à peu remplacé cette pluralité d’outils d’échange par une unité abstraite unique : le prix monétaire.
Les négociations se sont standardisées, les transactions se sont dématérialisées, et surtout — des intermédiaires se sont glissés entre les parties : banques, plateformes, assureurs, États, prestataires, chacun prélevant sa part du butin.

Dans ce nouveau monde, celui qui « a la main haute » — par sa position, son pouvoir ou son contrôle de l’information — impose souvent sa propre définition du prix. La réciprocité de valeur disparaît au profit de la domination commerciale. Et comme la plupart des transactions passent désormais par des clics, des applications ou des contrats standardisés, le moment de négociation réel a presque disparu.
Ce n’est plus un échange entre deux consciences, c’est une interaction avec une machine tarifaire.


Pour comprendre cette dissociation entre prix et valeur, rien ne vaut quelques exemples concrets.


i - Pièces d'argent 

Les pièces d’une once troy d’argent .999, frappées par des instances autorisées. Environ 40 € de valeur métallique, plus environ une dizaine d'euros de prime pour la fabrication et la distribution.

Le prix est clair, la valeur est tangible. On peut les tenir dans ta main. Elles ont une liquidité réelle, reconnues internationalement. Elles incarnent une forme de valeur « stable », sans intermédiaire permanent.


ii - Katanas personnalisés

Ils ne sont certes pas des nihontō historiques. Leur valeur « de marché » est sans doute bien inférieure à celle d’une pièce authentique, d’autant qu’une gravure laser personnalisée par exemple peut rebuter les collectionneurs.

Mais ils incarnent une valeur personnelle et esthétique, choisie délibérément. Et en cas de vente forcée, il y a une valeur plancher, fixée par le propriétaire, qui peut refuser de « brader son histoire ».


iii - Bugatti Atlantic de Ralph Lauren

Une des voitures les plus mythiques au monde, des années 1930.

Sa valeur actuelle est estimée autour de 40 millions de dollars, avec un potentiel allant jusqu’à 100 millions selon certains experts.

Ici, le prix paraît délirant… mais la valeur est unique : il n’existe que quelques exemplaires, véritables chefs-d’œuvre mécaniques. Le prix, aussi astronomique soit-il, ne traduit qu’imparfaitement une valeur culturelle, historique et matérielle inestimable.


La valeur... subatomique ?!

Un des points qui m’a le plus frappé en observant les pratiques contemporaines, notamment sur les marchés des métaux précieux, c’est cette tendance des vendeurs à ne pas livrer la marchandise.
On achète une pièce d’argent, mais elle reste dans « leurs coffres », moyennant des frais annuels. Tu es propriétaire, mais tu ne la vois jamais. Elle est « chez toi » sur le papier… mais physiquement ailleurs.

C’est une situation presque quantique : ta pièce est à la fois partout et nulle part.
Cette logique transforme l’achat en une forme de délégation involontaire, où la valeur est détenue par un tiers, et où tu dois payer pour y accéder. On est loin de la clarté des échanges anciens où la pièce passait réellement de main en main.


La valeur via la « marketing story »

À l’autre extrémité du spectre, on observe aujourd’hui des prix prohibitifs pour des biens dont la valeur intrinsèque est quasi nulle :


- Sneakers « rares » vendues des milliers d’euros sur la base d’une hype passagère.

- Produits de luxe industriels déguisés en objets d’exception.

- NFT ou objets numériques valant des fortunes un jour, puis plus rien le lendemain.

- Cartes  bancaires premium, dont le prestige facturé repose sur du vide.

Dans ces cas, le prix n’est pas une mesure de valeur : c’est un outil de positionnement social ou une fiction marketing habile. Sans le récit, tout s’effondre.


Plaidoyer pour une nouvelle lucidité 

Dans le fond, cette distinction entre valeur et prix n’a rien d’anecdotique : elle conditionne notre façon de vivre, d’échanger, d’épargner, d’investir.

Nos ancêtres jonglaient avec plusieurs formes de valeur ; nous avons remis notre discernement à des systèmes standardisés. Le résultat ? Des prix qui s’envolent sans valeur… et des valeurs réelles souvent négligées.

Reprendre conscience de cette différence, c’est reprendre un peu de souveraineté dans nos choix économiques.

C’est refuser que la valeur de nos biens, de notre temps ou de notre patrimoine soit dictée uniquement par des grilles tarifaires et des intermédiaires gourmands.

C’est, peut-être, renouer avec cette honnêteté brutale mais claire des échanges d’autrefois — où la pièce passait de main en main, et où chacun savait exactement ce qu’il donnait et ce qu’il recevait.

La valeur n’est pas toujours là où le prix l’indique.

Et c’est précisément là que se loge notre liberté de jugement.


Arashi Wanderer Ryō 

(Hōrō-Sha)


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lundi 6 octobre 2025

Les ressorts du pouvoir et de la compétence

Le pouvoir adore se donner des airs solides.
Il parle d’« efficacité », de « mérite », de « responsabilité ». Mais dès qu’on gratte un peu le vernis, on découvre un petit jeu plus primitif : celui du totem d’immunité.
Un objet invisible, sacré, que les hiérarchies s’échangent en silence. Tant que vous tenez le totem, vous êtes intouchable. Vous pouvez tout rater, tout saboter, tout nier : la pierre vous protège.

C’est la religion moderne des institutions : le culte de la protection mutuelle.
On y prie pour sa tranquillité, on s’encense entre initiés, et surtout, on excommunie le blasphémateur — celui qui dit que le roi est nu.
Dans ce temple, la compétence n’est plus un critère, c’est une menace. Le talent fait peur ; la lucidité dérange ; la vérité, elle, brûle les doigts.

Alors s’installe un darwinisme inversé, une sélection des dociles.
Les prudents survivent, les audacieux disparaissent.
On appelle ça « gestion.», mais c’est de la conservation d’espèces en voie d’extinction morale.
Les plus aptes finissent par se taire, ou par partir. Ceux qui restent deviennent gardiens du totem — fiers, protégés, mais vides.

Anton Szandor LaVey aurait souri de tout ça.
Il aurait vu, derrière la façade institutionnelle, une belle mascarade : le pouvoir qui prétend dominer le monde, mais qui n’ose même plus se regarder dans un miroir sans costume.
Il aurait dit : « Les faibles ne sont pas ceux qui échouent, mais ceux qui craignent la vérité. »
Et il aurait ajouté, d’un ton moqueur : « Rien n’est plus diabolique qu’un esprit libre dans une salle pleine de totems. »

Le pouvoir croit se renforcer en s’immunisant.
Mais chaque totem le rend un peu plus aveugle, un peu plus creux, un peu plus mort.
Jusqu’au jour où plus personne ne croit à la magie.
Et ce jour-là, la pierre éclate — non pas sous un coup de marteau, mais sous le rire sec de ceux qu’on n’a pas pu acheter.

Arashi Wanderer Ryō 
(Hōrō-Sha)

samedi 4 octobre 2025

L'éthique de la lame : pourquoi ?

Quand le monde perd le fil, le sage ne cherche pas une corde.
Il aiguise sa lame.

Non pas pour tuer, mais pour voir.
La lame est ce qui sépare le vrai du confus, le geste du discours.
Elle n’a pas de morale, seulement une intention claire : trancher le tissu des illusions.
Et notre époque en tisse beaucoup.

Nous vivons un temps où le « sens collectif » s’est dissous dans le bruit.
Les voix publiques ne chantent plus à l’unisson ; elles crient pour couvrir le silence.
Les grandes causes succèdent aux grandes causes, comme des marées montantes sans océan.
L’individu se noie, la foule flotte.

Mais avant de pleurer ce vide, il faut se demander :
que valait ce sens collectif ?
N’était-il pas déjà un mirage ?
Un contrat moral signé à l’encre de la peur et de la conformité ?

La décomposition du sens collectif
Autrefois, les peuples partageaient des mythes ;
aujourd’hui, ils partagent des mots-clés.
Les dieux sont morts, remplacés par les algorithmes ;
le sacré s’est réfugié dans les slogans.

La politique s’est faite religion de substitution.
Ses prêtres en costume prêchent la santé de l’âme numérique,
blâment les écrans comme on blâmait jadis le Fiable.
Ils parlent d’éducation, de culture, de morale commune —
mais c’est un sermon adressé à des statues.

Leur ton n’est plus celui du chef d’État, mais celui du prédicateur en chaire :
« Regardez le mal, il est en vous ; repentez-vous, revenez à la raison. »
Et le peuple, fatigué, baisse la tête ou ricane.
Car il sait que, derrière la morale, la machine continue de broyer.
Broyer des vies, broyer du temps, broyer du sens.

Ce divorce entre le discours et le réel, c’est la fracture même de notre ère.
Le pouvoir parle de « cohésion »,
mais n’offre que des procédures.
La société parle de « solidarité »,
mais vit dans la compétition intégrale.
Le lien social est devenu un produit à flux tendu.

Le vide : malédiction ou chance ?
À ce stade, la plupart s’effraient.
Ils cherchent un nouveau dogme, un drapeau de rechange.
Ils veulent « reconstruire le collectif ».
Mais le Sataniste, lui, se tait — et regarde le vide comme une aube.

Ce que les autres nomment perte, il appelle délivrance.
Car quand le sens s’effondre,
ceux qui vivaient d’emprunt tombent les premiers.
Le vide est une épreuve : il ne rend libres que ceux qui savent se tenir debout.

Là où les autres voient l’absence de repères, je vois l’absence de chaînes.

Le sataniste ne cherche pas de sauveur collectif.
Il forge son propre code, sa propre éthique, son propre rythme.
Il ne se soumet ni à l’anarchie molle, ni à l’ordre rigide.
Il taille sa voie dans le monde comme on sculpte une pierre noire.


Le Sataniste face au néant
Dans The Satanic Bible, Anton LaVey écrivait que Satan représente la responsabilité envers le responsable.
Pas la fuite dans le mystère, pas la soumission à l’invisible,
mais la pleine conscience de soi comme centre de gravité.

C’est là que réside l’éthique de la lame :
la décision lucide, assumée, sans témoin.
Celui qui manie cette lame intérieure sait qu’elle ne doit pas servir à juger,
mais à clarifier.

Il ne condamne pas la foule ; il constate simplement sa dispersion.
Il ne se croit pas supérieur ; il sait seulement ce qu’il ne veut plus confondre.
Et dans ce refus de la confusion, il trouve sa liberté.

Les Neuf Énoncés de LaVey ne sont pas des dogmes ;
ils sont des miroirs.
Ils rappellent que l’homme, loin d’être un animal déchu,
est un animal lucide, capable de dire :
« Je choisis. »

L’éthique de la lame
Pourquoi une éthique de la lame ?
Parce que dans un monde où tout se dilue, seule la précision sauve.
Parce que la bien-pensance collective est devenue un brouillard tiède.
Parce qu’il faut apprendre à distinguer la compassion de la complaisance,
la lucidité de la peur,
la rigueur du dogme.

L’éthique de la lame n’est pas un appel à la violence.
C’est une discipline du discernement.
C’est la vertu des temps d’effondrement :
ne pas se réfugier dans la nostalgie ni dans le cynisme,
mais tenir la ligne — comme on tient une lame, entre le pouce et l’index, sans trembler.


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Épilogue : le tranchant et le miroit
La société s’effondre ; la lame demeure.
Le vacarme des sermons, des réseaux et des algorithmes finira par se taire.
Mais celui qui aura poli sa conscience comme une lame continuera de refléter la lumière.

Ce que tu tailles dans le monde, c’est toi-même.
Et quand il n’y aura plus de temple,
il te restera la main qui sait encore comment frapper juste.

jeudi 2 octobre 2025

Là où les algorithmes échouent

Tout système rencontre son abîme.
Un algorithme est censé dompter le monde. On y verse les données, on tourne la manivelle, et il en ressort de l’ordre, de la prédiction, l’illusion de la maîtrise. Mais tout système a ses limites, ses angles morts, sa falaise où la raison s’effondre dans le vide. Les mathématiciens appellent cela une singularité.

Une singularité, c’est le point où les équations cessent de fonctionner. La division par zéro. L’infini devenu fou. Une discontinuité brutale. En physique, c’est le trou noir : l’horizon où même la lumière meurt. Dans la vie, c’est l’endroit où nos formules de sens cessent de s’appliquer.

Les algorithmes, eux aussi, ont leurs singularités.

Les fausses singularités
Tout effondrement n’est pas un abîme.

Le réseau neuronal qui diverge à cause d’une mauvaise initialisation.
Le marché qui s’écroule parce que les spéculateurs ont bouclé la boucle sur eux-mêmes.
La machine qui recrache du non-sens parce que les données d’entraînement étaient pourries.
Ce ne sont pas des horizons. Ce sont des fautes d’artisanat. Des erreurs de conception que l’on peut corriger avec plus de rigueur, de soin, de maîtrise.
Les fausses singularités effraient les timorés, parce qu’ils confondent l’inconvénient avec le destin.

Les vraies singularités
Une vraie singularité est l’horizon de l’être lui-même.

En mathématiques : Gödel, Turing, ces points où la logique elle-même se vide dans l’indécidable.
En physique : le trou noir, l’indétermination quantique, la mort irréversible.
Dans la vie humaine : la solitude, la liberté, la mortalité, le refus de l’univers de fournir un sens tout fait.
Ici, aucun correctif ne suffira. Ni mise à jour, ni prière, ni dieu ne changeront ce qui est écrit.
Une vraie singularité n’est pas l’endroit où l’algorithme est mal écrit — c’est l’endroit où la réalité elle-même résiste au calcul.

L’affrontement satanique
La religion se repaît des fausses singularités. Chaque panne devient jugement, chaque tempête un châtiment. Et quand elle rencontre les véritables horizons — le silence de l’univers, la certitude de la mort — elle détourne le regard, tissant des contes de paradis et de renaissance.

Le Satanisme ne détourne pas le regard. Il fixe les vraies singularités et les accepte.
La mort n’est pas un bug : c’est une loi.
La liberté n’est pas un don : c’est un fardeau.
Le sens n’est pas livré clé en main : il doit être créé, taillé, forgé.

Les fausses singularités exigent des réparations.
Les vraies singularités exigent du courage.

Et c’est là que tu te trouveras.

Si tu oses.

Arashi Wanderer Ryō
(Hōrō-Sha)
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Je suis membre actif de la Church of Satan. Mes propos n'engagent que moi : je ne parle pas au nom de l'organisation.

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